La coopération sociale

Auteur: Zhang Weiying
Traducteur: Benoît Malbranque
Date: 24 mars 2013

Extrait de La Théorie des Jeux et la Société (2013), par Zhang Weiying. Traduit du chinois par Benoît Malbranque. Zhang Weiying est un éminent économiste chinois qui fut à la tête de  l'École de Gestion Guanghua à l'Université de Pékin. Il est connu pour son plaidoyer en faveur du libre marché et ses idées sont influencées par l'Ecole autrichienne d'économie.


La société est composée d’individus et existe parce que l’individu existe. En tant qu’individus rationnels, nous avons tous nos propres intérêts et nous cherchons tous notre propre bonheur. Ce sont des sentiments naturels, et aucune force ne peut les faire changer. Le progrès social ne peut venir que de la coopération mutuelle entre les individus, car seule la coopération peut produire une situation gagnant-gagnant et apporter le bonheur de tous. Telle est l’idée que nous devrions nous faire de la collectivité. Pour autant, les décisions basées sur la rationalité individuelle entrent bien souvent en conflit avec les intérêts collectifs, menant à l’apparition du soi-disant « dilemme du prisonnier », et n’apportant pas le bonheur de tous.

En plus de notre intérêt personnel, une autre force interférant avec la coopération humaine est notre savoir limité. Même de nos jours, alors que la connaissance humaine des lois de la nature s’est grandement accrue, notre connaissance ne nous permet pas encore de comprendre quelle est la meilleure façon d’atteindre le bonheur.

Pour les gens ordinaires, l’acceptation des vérités des sciences naturelles est assez aisée, mais la connaissance est difficile à accepter dans les sciences sociales. Nous sommes bornés, arrogants, bien-pensants, et notre vue est étroite. Nous savons seulement que nous ne savons pas le pourquoi des choses. Souvent, nous ne comprenons pas où se trouvent nos propres intérêts. C’est la faute à notre ignorance, et elle a été la cause de nombreux conflits pour l’humanité. Ce que beaucoup voient comme des conflits d’intérêts ne sont en fait que des conflits d’idées. En réalité, la plupart des actions égoïstes et éhontées sont d’abord et avant tout le résultat de l’ignorance. Les gens pensent que porter préjudice aux autres peut maximiser leur propre bonheur, mais c’est en fait une « intelligence inintelligente », qui nous porte préjudice à nous et aux autres. Il existe aussi des personnes bienveillantes, qui se dévouent pour le bonheur des autres, mais qui à cause de leur ignorance finissent par causer à l’humanité de bien grands désastres. L’économie planifiée en est un exemple typique.

Heureusement, étant le seul animal rationnel sur terre, l’homme est non seulement doté d’une créativité naturelle, mais a également la possibilité de « creuser un sillon pour cultiver la sagesse ». Tout au long de son histoire, une grande variété d’inventions techniques, institutionnelles et culturelles ont permis à l’humanité de surmonter les obstacles du Dilemme du Prisonnier, pour avancer constamment vers la coopération et, ainsi, vers le progrès humain. Des innovations comme le langage, l’écriture, les droits de propriété, les prix monétaires, les profits d’entreprise, les normes sociales, les valeurs, les considérations éthiques, et même les montres, les ordinateurs, internet, et d’autres inventions, permettent à l’homme de sortir du dilemme du prisonnier, et sont d’importants moyens pour atteindre la coopération. Bien entendu, chaque progrès dans la coopération sociale s’accompagne de l’apparition d’un nouveau dilemme du prisonnier. Par exemple, internet apporte à l’humanité un grand espace pour la coopération, mais il offre aussi de nouvelles opportunités pour les tromperies et les escroqueries. L’histoire de la civilisation est la création ininterrompue et la destruction ininterrompue de dilemmes du prisonnier.


La coopération humaine et le progrès humain ne peuvent être séparés de la contribution de certains grands penseurs. Deux mille ans avant notre époque, nous avons eu Confucius, Sakyamuni, Aristote, Jésus, et un certain nombre d’autres grands penseurs. C’est à eux que nous devons d’avoir passé d’un « monde sans principe » à un « monde avec principe », et d’avoir ainsi posé la première pierre de la civilisation humaine. Leurs idées ont réduit l’ignorance de l’homme. Ils sont devenus les piliers intellectuels des générations futures, et ont encore une incidence sur notre comportement et notre mode de vie.

La science économique date de la publication de la Richesse des Nations d’Adam Smith, et n’a donc que 236 ans d’histoire. Mais la contribution de la science économique à l’amélioration des normes sociales et à la coopération humaine a été considérable. Adam Smith a prouvé que la rationalité de chaque individu était le moyen le plus efficace d’atteindre la coopération humaine. Aujourd’hui, nous voyons que dans les pays à économie de marché, qui ont suivi véritablement la philosophie d’Adam Smith, l’esprit de coopération et les normes morales du peuple sont bien meilleures que dans les pays n’ayant pas d’économie de marché.

Depuis le milieu du XXe siècle, le développement de la théorie des jeux est peut-être la réalisation la plus remarquable de l’ensemble des sciences sociales. La théorie des jeux étudie comment une personne rationnelle prend des décisions dans un environnement interactif. Le nom complet de la théorie des jeux est la “théorie des jeux noncoopératifs”. Ce nom peut facilement être mal compris par les non-professionnels, qui pourront penser que la théorie des jeux enseigne aux gens à ne pas coopérer. C’est tout à fait regrettable, car en réalité, la théorie des jeux s’intéresse aux moyens d’améliorer la coopération humaine. Le modèle du prisonnier nous fournit des idées sur comment surmonter le dilemme du prisonnier. Ce n’est qu’en comprenant pourquoi les gens se montrent peu enclins à la coopération que nous pouvons trouver le moyen de promouvoir efficacement la coopération.

La plus grande différence entre la science économique, la sociologie, la psychologie, l’éthique, et les autres disciplines, c’est l’hypothèse de l’homme rationnel. La théorie des jeux poursuit et approfondie cette notion. Cette hypothèse a souvent été critiquée. Certains intellectuels et activistes ont accusé les économistes d’être responsables des comportements égoïstes et de la dépravation morale, comme si c’était les économistes qui rendaient les gens mauvais. C’est un grand malentendu. C’est à la fois une leçon de l’histoire et une conclusion logique que l’ « altruisme » facilite les mauvais comportements plutôt que le contraire.

Le système autocratique a prévalu en Chine pendant plus de deux mille ans, et persiste encore, et c’est la raison pour laquelle nous supposons que les empereurs sont des « saints » et que les fonctionnaires en charge de la gestion du pays sont des « hommes d’Etat vertueux. » Si nous avions jadis considéré que l’empereur est un « individu rationnel » et « égoïste », la Chine serait sans doute une démocratie et aurait un Etat de Droit. Dans les premiers pays à introduire la démocratie, le roi n’était pas considéré comme un « saint », et on refusait aux fonctionnaires le droit de modeler l’intérêt de la nation.

Bien entendu, l’hypothèse de la rationalité des individus n’est pas sans défaut, car dans la réalité les individus ne sont pas aussi rationnels que les économistes le supposent. Mais je considère tout de même que ce n’est que sur la base de l’hypothèse de la rationalité des individus que nous pouvons comprendre les institutions humaines et la culture humaine, malgré l’importance du dilemme du prisonnier. La promotion de la coopération sociale et du progrès humain ne peut pas se faire en niant que l’homme est rationnel, mais seulement en améliorant le système de sorte que la coopération mutuelle devienne la meilleure alternative pour des gens rationnels.

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