mercredi 8 mai 2013

La démocratie "illimitée", poison mortel des démocraties.

Auteur: Charles Desmet
Mise en ligne: 8 mai 2013

La simplification intellectuelle qui consiste à répartir le spectre politique entre "gauche" et "droite", si elle est commode, a cessé, depuis longtemps, de correspondre à la réalité. En France, par exemple, la proximité des positions du "Front de gauche" de Mélenchon et du "Front National" de la famille Le Pen, sur toute une série de sujets, est une illustration d'un "rapprochement" et même d'un "resserrement" entre l'extrême de la gauche et la droite extrême. Tous deux se confondent d'ailleurs parfois dans le même populisme liberticide. Le paysage politique n'est plus un demi-cercle: c'est un fer à cheval, aux extrémités tellement proches qu'elles en arrivent presque à se toucher. Au centre, les positions libérales sont de plus en plus isolées, et éloignées des autres partis.


Friedrich Hayek avait été le premier à dénoncer les similitudes entre le totalitarisme de la droite (le fascisme) et le totalitarisme de la gauche (le socialisme). Il exposait cette analyse dans "La Route de la Servitude", qui a connu le succès lors de sa parution en 1942, mais, curieusement, à nouveau 70 ans plus tard, lors de sa "redécouverte" par un chroniqueur américain.

Dans des ouvrages plus importants, publiés après l'attribution du Prix Nobel d'économie en 1974, Hayek a dénoncé un péril peut-être plus grand encore: ce qu'il a nommé la "démocratie illimitée", dont se nourrissent d'ailleurs les populismes de gauche et de droite, le socialisme, et le fascisme. C'est ce système qui menace aujourd'hui nos sociétés occidentales. En quoi consiste-t-il?

Il s'agit d'abord, pour les gouvernements, de dissocier le processus politique en deux phases, sans aucun lien entre elles: d'une part l'approbation d'une mesure et de l'autre l'obligation de financer cette mesure. En d'autres termes, il s'agit de faire voter par Pierre et Paul une initiative dont le coût sera imposé à Jacques. La règle de la majorité permet de faire voter cette mesure par les bénéficiaires (Pierre et Paul), qui ont deux voix sur trois, et de contraindre le tiers minoritaire (Jacques) à payer pour les mesures décidées par les deux autres.

Ce dévoiement de la démocratie est facilité par la périodicité des élections (tous les 4 ou 5 ans en général), par la transformation abusive d'un mandat de "représentation" en un mandat d' "initiative", par la fiction d'une "solidarité intergénérationnelle" qui permet aux électeurs d'aujourd'hui de s'accorder des avantages au dépens d'électeurs qui ne sont pas encore nés, par le saupoudrage des coûts entre un nombre infini de niveaux d'administrations et de "représentations". Sans omettre la prédation de l'Etat sous le fallacieux prétexte d'améliorer la vie des citoyens, mais qui n'est que contrôles, limitations, astreintes, interdictions, le tout dissimulant le vrai motif: amendes, pénalités, astreintes, taxes, etc...

Le processus budgétaire aggrave cette progression de l'Etat: dans une période de croissance, les revenus de l'Etat augmentent en termes absolus, en proportion de l'économie alors que, dans une période de récession, l'Etat maintient ses revenus, dont la part dans le PIB s'accroît ainsi mécaniquement. Une période illustre la perversité de ce mécanisme: Laurent Fabius, alors premier ministre français, constatait que la progression du PIB avait été supérieure aux prévisions, et que les recettes fiscales, elles aussi, étaient plus importantes que prévu. Fabius parla alors de "cagnotte". Au grand dam des contribuables, cette "cagnotte" (en fait des impôts trop perçus) ne servit pas à restituer ces impôts à ceux qui les avaient payés, mais à augmenter les dépenses des administrations. A l'inverse, un "déficit des recettes" n'a jamais donné lieu à une réduction des dépenses.

Cette progression inexorable de la part de l'Etat au détriment des droits des citoyens, par l'imposition de leurs revenus, la confiscation de leurs propriétés, la taxation de leur consommation, va de pair avec la perte de confiance en la démocratie, à tous les niveaux. La participation aux élections européennes est en diminution constante, et n'atteint plus 40%. Les chefs d'Etat, les gouvernements, les maires, s'emparent parfois du pouvoir avec moins de 20% des voix.

Hayek concluait déjà en 1979 que "Dans sa forme actuelle de pouvoirs sans limites, la démocratie a largement perdu de sa vertu protectrice à l'encontre de l'arbitraire gouvernemental. Elle a cessé d'être une sauvegarde pour la liberté personnelle, une digue opposée à l'abus des gouvernants [...] Elle est, au contraire, devenue la cause principale de l'accroissement cumulatif et accéléré de la puissance et du poids de la machinerie administrative."

Pour que l'État (c'est-à-dire ceux qui en profitent, les politiques, les administrations et tous ceux qui vivent de la fiction étatique) puisse ainsi dévoyer à son profit le processus "démocratique", il leur faut, et il leur suffit, de veiller constamment à ce que le nombre de bénéficiaires d'une mesure soit toujours supérieur au nombre de ceux qui auront à payer pour cette mesure.

Ainsi détourné au profit des suppôts de l'Etat, le processus démocratique devient destructeur et mène nécessairement à la tyrannie de cet Etat. Comme l'écrivait Hayek: "ce n'est pas la démocratie, mais la démocratie illimitée que je considère comme la pire forme de gouvernement." [1]

Le rétablissement d'une authentique démocratie reste un lointain idéal. Dans une démocratie ainsi restaurée, ceux qui prennent une décision, et sont donc les bénéficiaires de ses effets, paieraient également pour son coût. Cet idéal pourrait cependant être plus proche grâce aux nouvelles technologies de l'information. Il est d'ailleurs révélateur que les Etats restent très réticents à utiliser ces technologies pour individualiser les décisions de contribuer financièrement aux mesures collectives. Si les Etats utilisent avec enthousiasme le web pour collecter l'impôt, il est symptomatique que cette collecte ne porte toujours que sur un montant global, indiscriminé, et qu'aucune initiative n'est laissée aux contribuables dans les décisions d'affectation des prélèvements auxquels ils sont soumis.

Plusieurs étapes, et plusieurs formules, pourraient servir de transition sur la voie de la restauration de la démocratie, et de l'abolition de cette "démocratie illimitée" qui lui est antinomique.

La première étape serait d'assurer le financement des partis non plus en fonction du nombre de voix obtenues à des élections organisées de loin en loin, mais sur base d'une proportion des impôts sur le revenu des personnes physiques, et répartis sur base des instructions données par chaque contribuable. Les partis seraient moins animés par le désir de distribuer un maximum de faveurs, et plus soucieux des intérêts de ceux qui auraient à payer le coût de ces faveurs, et donc plus préoccupés par les coûts eux-mêmes. Afin d'éviter à la fois les pique-assiettes (ceux qui exigeraient une voix sans payer un cent au parti qu'il choisit) et l'achat des partis par les riches, un minimum et un maximum seraient fixés à ces contributions.

Une seconde étape serait d'utiliser le principe d'un parlement à deux niveaux pour faire élire le premier (la Chambre) sur le principe actuel "un homme, une voix" et le second (le Sénat) sur le principe "un euro d'impôt, une voix". De cette manière, chaque loi devrait être approuvée par une majorité des citoyens, quel que soit leurs niveau de revenus, mais aussi par une majorité de ceux qui auront à payer pour les conséquences de la loi.

La troisième phase, celle de l'Utopie, de l'authentique démocratie, consisterait à demander l'approbation d'une majorité de citoyens, quels que soient leurs revenus, puis à solliciter les moyens auprès de ceux qui paient des impôts. Les obstacles sur le chemin de cette véritable démocratie ne sont certainement plus de nature technique, depuis le développement des technologies de l'information. Le véritable obstacle ne peut donc être que l'Etat lui-même, c'est-à-dire ceux qui en vivent...

NOTES:
[1] "Démocratie? Où ça?" Dans "Nouveaux Essais", Les Belles Lettres, page 239

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