jeudi 9 mai 2013

Une histoire belge: quand Elio s'obstine et finit par découvrir bien malgré lui la courbe de Laffer.

Auteur: Thib13
Mise en ligne: 9 mai 2013

Dans son magnifique bureau de premier ministre, Elio est contrarié aujourd'hui. Son ministre du Budget et celui des Finances viennent de lui confirmer que les comptes n'étaient pas à l'équilibre et que le déficit se creuserait encore pour les 6 prochains mois. La ligne de conduite en matière de dépenses n'a pas été respectée et, le chômage allant crescendo, les prestations sociales à effectuer par l'État sont en hausse. La conjoncture économique mondiale n'est pas spécialement propice à la relance et le recours à l'emprunt commence à rebuter le gouvernement tant le niveau de la dette publique atteint des niveaux stratosphériques. Il faut dire que tous les efforts déployés par la Banque Centrale Européenne pour maintenir les taux d'intérêt très bas n'ont pas incité les gouvernants à réduire la dette. La presse ne manquera d'ailleurs pas de le faire remarquer et les interpellations de l'opposition à la Chambre seront musclées. Alors que faire?

Réduire le poste des dépenses de l'État ? Vous n'y pensez pas ! Entre mes chers fonctionnaires, subsidiés, syndicalistes, assistés, éternels étudiants et autres allocataires représentant plus de 50% des actifs, ceci serait électoralement suicidaire, surtout à l'approche des législatives en 2014. Il y a bien quelques économies à faire par-ci par-là mais dans l'ensemble, il est préférable de maintenir le train de vie somptuaire de l'Etat au nom du service public, de l'intérêt général et de la solidarité nationale. En obtenant quelques réductions symboliques dans les dépenses publiques, je pourrai ensuite annoncer la mine dépitée que nous ne pouvons gratter plus loin car nous sommes à l'os.

Augmenter le poste des rentrées de l'État ? Mon petit doigt me dit qu'il y a toujours quelque chose à gratter de ce côté-là. Si les taux faciaux sont repoussants en matière d'ISOC, d'IPP et de charges sociales, je peux toujours faire valoir les niches fiscales. Si on me les reproche, je peux toujours les mettre sur le dos des bleus. L'essentiel est que ça rentre dans les caisses de l'État car nous avons besoin d'encore plus d'argent. Mais qui puis-je impacter et dans quelle mesure ? La râpe à fromage ? Pas très original mais toujours un bon moyen de saupoudrer ça et là des petites taxes sur fond de justice sociale. Devant mon air dubitatif que je scrute dans le miroir, je fais appel à un de mes économistes à la Banque Nationale de Belgique qui me dit que, à ce jour, la Belgique à une masse de prélèvements fiscaux qui correspond à près de 45% du PIB. Un rapide calcul dans ma tête de chimiste me met face à cette formidable évidence arithmétique: il me reste encore 55% de marge ! Je demande confirmation à ce brave homme pour la bonne nouvelle et prend congé de lui. Il me semble avec le recul qu'il voulait pourtant ajouter quelque chose. Qu'importe, j'ai l'information essentielle à la préparation de mon plan d'équilibrage des comptes publics en augmentant les recettes fiscales. Après tout, avec 55% de part au gré de l'économie ultra-libérale et turbo-capitaliste, on ne pourra pas me refuser ce juste partage. La rose au poing, la main sur le cœur, la larme à l'œil, je prépare déjà les slogans et arguments à marteler. L'émotionnel l'emporte toujours sur le rationnel, surtout en situation de crise. Faisons vite.

Les camarades ont l'œil bovin et le regard hagard. C'est parfait pour commencer mon speech. Mon ministre fédéral du budget et celui de l'Economie récupèrent de la veille. Les autres partis de la coalition sont, à tout le moins, prêts à quelques concessions pour autant que des postes-clés à pourvoir (ou à créer) soient correctement attribués. Avec un PIB de 375 milliards EUR, si j'applique 5%, cela me donne une marge de manœuvre de l'ordre de 18,75 milliards, soit 6,75 de plus que ce dont j'ai besoin pour atteindre l'objectif en matière de respect du déficit budgétaire fixé à 3% du PIB. Je ne vous l'ai pas dit mais, pour ce qui est du parfait équilibre du budget, il faudra encore attendre. Également, je ne remercierai jamais assez ces petits économistes de la fonction publique d'évaluer le déficit en pourcentage du PIB (qui est de 375 milliards) et non du budget (qui est de 175 milliards). Ca fait moins grave... Tant que l'État peut vivre un peu plus à crédit avec un déficit toléré par l'Europe, pourquoi s'en priver?

J'aiguise mes couteaux. J'affûte mes dagues. Je lime mes dents. J'ajuste mon nœud-papillon. J'exerce mon sourire. Mes gens sont avec moi. Les syndicats soutiendront la mesure car j'ai promis une hausse du salaire minimum dans tous les secteurs de la fonction publique. Pour l'industrie, on verra bien si cela s'avère nécessaire. Le couperet tombe: le principe des intérêts notionnels est supprimé et l'ISOC est porté à 45%, les plus-values sur le capital immobilier secondaire et le capital mobilier seront taxées au taux marginal de l'IPP soit 50% plus les cotisations sociales, un impôt complémentaire de crise à hauteur de 10% sera appliqué aux revenus dépassant 100 000 EUR par an (cumul des époux ou concubins compris), les droits de succession seront portés au taux forfaitaire de 75% au-delà du million d'euros (merci à mon ami François de m'avoir suggéré ce taux magique) toutes classe d'actifs et tout lien de parenté/filiation confondus, les revenus cadastraux de l'immobilier d'entreprise seront doublés et, enfin, un impôt de solidarité sur la fortune déplafonné sera introduit à hauteur de 1.50% sur tout patrimoine net au-delà de 1 300 000 EUR (je voulais 750 000 EUR mais mes amis hennuyers ont levé leur bouclier "fiscal" alors j'ai reculé). Ah j'oubliais, la TVA sur les voitures et objets de luxe passera à 33%. Avec ça, nous serons parés pour l'avenir et la machine étatique sera revigorée. Que dis-je? Elle sera boostée comme jamais elle ne l'a été. Mes électeurs me plébisciteront et à moi la postérité.

La préparation des accords se passent bien. Il faut dire que mes amis des chaînes publiques et para-publiques (le capital de ces dernières est entre les mains du privé mais c'est mon ministre qui octroie la licence d'exploitation...). Le rabattage médiatique est soutenu et les oies syndicales, dont leurs commissaires les plus influents, haranguent la foule abreuvée de fêtes pour l'occasion afin de faire passer le message: « On va faire payer la crise au riches ! Non à l'austérité ! » Il y a bien eu quelques actes de résistance désespérés par des groupuscules ultra-libéraux mais ils ont été rapidement discrédités aux yeux de l'opinion publique lorsque mes amis de la presse sont parvenus à montrer que des sales types  issus de l'extrême-droite pullulaient dans leurs rangs. Allez, à la niche les toutous! Quelques prétendus économistes se revendiquant d'une quelconque école autrichienne ont tenté de démontrer ce qu'ils appelaient le caractère inique, spoliateur et suicidaire de mes mesures car elles n'apporteraient pas la richesse mais la misère. Leur écho fut cependant si bref que je ne fus pas inquiété dans l'adoption des nouvelles mesures fiscales.

Je suis radieux. Tout est en place. La pompe peut fonctionner à plein rendement. Encore quelques mois et je pourrai constater les effets bénéfiques de mes mesures. D'autant plus que cette manne providentielle m'a permis d'anticiper sur l'embauche de quelques milliers de fonctionnaires dans les années à venir et de renforcer les rangs des camarades non sans avoir fait vérifier au préalable qu'ils avaient bien la carte du Parti et étaient en règle de cotisations. Je suis toujours très précis. Le temps d'une seconde, constatant mon joli reflet dans le miroir de mon splendide bureau, je me dis que mes parents auraient pu m'appeler Narcisse. Je ris aux éclats. Un petit tour par la salle de gymnastique et je peux envisager les vacances au soleil, à l'abri des contraintes de la vie quotidienne. La politique est un rude métier, vous savez.

Six mois s'écoulent. Entre les coups de gueule de Joëlle, les bêtises de Laurette et les déclarations tapageuses de Bart, je gère le navire. Un matin, mon ministre du Budget demande audience de toute urgence. Il est embêtant celui-là! Surtout qu'il a annoncé qu'il se pointait dare-dare avec le ministre de l'Economie, celui des Finances et même le gouverneur de la Banque Nationale. De quoi je me mêle, vraiment...

Les bras m'en tombent... J'ai bien ignoré les annonces dans la presse mais les faits sont là. La pompe n'a pas fonctionné. Du moins, pas comme on l'attendait. Les grandes entreprises annoncent des plans sociaux, les indépendants font la file à l'Armée du Salut, les magasins de luxe ont vidé les quartiers chics et les grosses cylindrées sont parties s'immatriculer au pays des plaques jaunes (saleté de Luxembourg, on aurait dû l'annexer en 1830 et puis basta!). Les Belges tendent à délaisser leur immobilier secondaire (eux qui avaient pourtant une brique dans le ventre) et le secteur de la construction est aux abois. Les grands capitaux des holdings n'ont eu aucun mal à se faire accueillir dans d'autres juridictions après négociation de tax rulings. Les bénéfices des entreprises n'ont jamais été aussi bas et celles qui possèdent des filiales sont en train de transférer les fonds propres qu'elles ont pu sauver. Les comptes d'épargne se sont mystérieusement volatilisés et les obligations déclaratives en matière d'ISF montrent de timides patrimoines. Les familles Solvay, Boël et compagnie me narguent via la presse en s'affichant dans de superbes maisons à Londres, New York et même à Moscou (j'ai appris que l'IPP faisait l'objet d'une flat tax de 13% et surtout il n'y a pas d'ISF!). Les caisses de l'État sont vides. Le déficit est aussi abyssal que la fosse des Mariannes. Pire encore, la presse que j'ai tant choyée se moque de moi. Je m'apprête à devoir affronter le regard d'opprobre et les remontrances d'Angela Merkel. Les syndicats sont furieux. En plus de quelques unes de mes promesses non tenues, les directoires à terroriser sont en voie d'extinction. On parle même d'une grève des patrons et des entrepreneurs. Le monde à l'envers!

Mon secrétaire m'appelle. Il bégaie un peu et semble impressionné par la personne se présentant devant lui. Cette dernière demande à me voir. Mon secrétaire me dit qu'il insiste, que la leçon qu'il a à me donner est de première importance. Quelle impudence ! Moi, le premier ministre du royaume de Belgique! Mon secrétaire me dit qu'il a une proposition à me faire que je ne pourrai pas refuser (1). J'avale ma salive. Un frisson parcourt mon corps d'albâtre. « Faites-le entrer », dis-je, vaincu par la peur.

L'homme est d'apparence soignée et plaisante. On discerne même un petit sourire en coin (celui de la victoire?) sur son visage. Avec un accent américain, il tend une main franche et sincère: "Bonjour, je m'appelle Arthur Laffer, je suis économiste (2) et je voudrais vous faire part d'une loi économique."

Le premier ministre balbutie un semblant de bonjour et Arthur enchaîne directement: "Voyez-vous, mon cher ami, les ressources sont rares et les individus opèrent des choix. A travers ces choix, ils expriment des préférences en termes de consommation et d'épargne selon des horizons temporels qui leur appartiennent. Vouloir contrarier ces choix en s'appropriant leur propriété privée a des implications dangereuses."

"Mais je ne m'en suis pris qu'aux riches et aux entreprises! Le secteur public avait grandement besoin de moyens!", s'écrie Elio.

"Qui, croyez-vous, paie réellement le prix de l'impôt? Ceux qui génèrent la richesse ou ceux qui se l'attribuent et la consomment ?", demande Arthur

"Je n'ai fait que taxer le capital principalement. Ce n'est que du travail mort comme l'a écrit Karl Marx.", réplique Elio.

"Et maintenant qu'il y a moins de capital investi à quantité plus ou moins égale de têtes, constatez-vous une augmentation des salaires réels et une baisse du chômage ?", questionne Arthur.

"Mais enfin, j'ai fait cela à des fins de redistribution et surtout pour réduire le déficit budgétaire et assurer les fonctions essentielles de l'État! Ce n'est que justice sociale !", s'exclame Elio.

Arthur ne peut s'empêcher de pouffer de rire puis tire une feuille de papier de sa poche. Sur ce papier, on trouve le graphique suivant.


 

Elio le considère de manière intriguée et se demande ce que représentent ce mystérieux graphique et sa courbe. Arthur ne se fait pas attendre: "En abscisse, c'est le taux d'imposition, en ordonnée les recettes fiscales. Vous pensiez en adoptant vos mesures il y a six mois, que la relation entre le taux d'imposition et les recettes fiscales était linéaire. Que plus vous taxeriez, plus ça rentrerait. Eh bien, non. Cette relation est asymptotique. Plus vous imposez, moins ça rentre. Tout taux d'imposition possède son optimum comme nous le démontre la loi économique des rendements décroissants. Une fois cette optimum atteint, c’est-à-dire le taux maximum d'imposition supportable par les contribuables, les recettes fiscales tendront à décroître et il y a aura moins de rentrées dans les caisses de l'État. Au final, trop d'impôt tue l'impôt. "

Elio est bouche bée. Arthur enchaîne: "Outre le fait que vous avez donné un message extrêmement négatif aux détenteurs du capital, aux entrepreneurs et aux salariés du secteur privé, vous avez négligé le fait que le capital est mobile de nos jours, ainsi que les salariés et les entrepreneurs. Les plus inventifs, les plus productifs, les plus travailleurs ont aussi leur optimum sans pour autant êtres des égoïstes sans cœur. Ils peuvent quitter le pays et envisager des cieux plus cléments où on les accueillera à bras ouverts et où ils seront traités avec respect. Ils seront même cités en exemple. La Nouvelle-Zélande et l'Australie ont beaucoup de succès parmi les jeunes de nos jours. Vous pensiez que taxer plus rapportera plus, mais seulement pour une frange de la population, Monsieur le premier Ministre. Et malheureusement, cette frange, sauf miracle, peut-on dire qu'elle est prête à relever les défis socio-économiques colossaux que vous avez récemment contribué à élever devant elle, surtout lorsque vous leur promettez du pain et des jeux ?"

Un masque de douleur et de contrition habite maintenant le visage d'Elio. D'autant plus qu'un e-mail urgent du directeur de l'agence de la dette lui signale que le taux d'emprunt de l'État belge vient de grimper en flèche sur les marchés financiers. Probablement une attaque savamment orchestrée par des hedge funds. Son corps d'athlète lui paraît soudain si lourd à porter. Arthur le salue poliment et se retire d'un pas léger. Elio est seul dans son grand bureau. Il sait qu'il devra affronter parlementaires et journalistes dans quelques heures. Il pleure abondamment et se recroqueville sur lui-même. Ses ailes de géant l'empêchent de marcher (3).

(1) Cette citation est tirée du film le Parrain de Francis Ford Coppola. C'est ici un gentil clin d'œil teinté d'ironie envers l'Italie, pays d'origine du premier ministre belge Elio di Rupo.

(2) Arthur Betz Laffer est un économiste libéral américain né en 1940. théoricien de l'offre (supply side) et auteur de la courbe portant son nom.

(3) Vers tiré du poème L'Albatros de Charles Baudelaire.

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