jeudi 2 mai 2013

La vitre cassée de Frédéric Bastiat. Un regard critique sur le célèbre sophisme. Reproduction avec l'aimable autorisation de l'Institut Coppet.

Auteur: Louis Carabini
Source: Journal of Libertarian Studies, vol. 21, n°4, pp. 151-155
Traduction: Arthur Gautier pour l'Institut Coppet
Mise en ligne: 2 mai 2013

La Vitre cassée est le premier d’une douzaine de courts essais écrits par Frédéric Bastiat (1801-1850) et regroupés au sein d’un ensemble intitulé Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Dans ces pamphlets, Bastiat nous met en garde. Pour évaluer correctement les conséquences d’un acte, nous devons prendre en compte tous ses effets ; non seulement les plus flagrants (ce qu’on voit) mais aussi ceux qui échappent à l’évidence (ce qu’on ne voit pas). La Vitre cassée est le plus célèbre essai du recueil. Les libertariens le citent souvent comme une leçon précise et critique d’analyse économique. Henry Hazlitt a d’ailleurs imité Bastiat dans son best-seller Economics in One Lesson (1979), en faisant de l’épisode de la vitre cassée la première leçon appliquée d’économie.


Dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, Bastiat prend un grand soin à démonter méthodiquement les sophismes économiques des élites politiques de son temps, en révélant ce que les gouvernants oublient dans les mesures qu’ils prennent. Il démontre que l’incapacité à considérer leurs effets cachés amène à des conclusions économiquement fausses. Parfois, on ne voit pas les conséquences néfastes d’un bénéfice apparent (par exemple, tout ce que l’impôt empêche les contribuables de réaliser de leur plein gré) ; d’autre fois, ce sont les conséquences positives d’un événement apparemment mauvais qui sont oubliées (comme l’automatisation de certains métiers).

Ma critique ne porte pas sur l’enseignement remarquable de Bastiat dans La Vitre cassée mais sur les conclusions qu’il tire explicitement de cet épisode. En réalité, mon but est plutôt de renforcer la leçon cruciale de Bastiat, en creusant davantage « ce qu’on ne voit pas ». J’espère que le lecteur en fera autant et qu’il utilisera à bon escient ces remarques pour analyser les faits économiques avec encore plus d’attention…

La version de Henry Hazlitt est certes plus contemporaine, mais elle reprend trait pour trait l’analyse développée par Bastiat en son temps. Ma critique est donc également valable pour la réflexion proposée par Hazlitt.

Bastiat expose la sottise de la petite foule qui console M. Bonhomme, au prétexte que des accidents comme une vitre cassée font marcher le commerce et l’industrie. Après tout, « Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais de vitres ? » Bastiat nous montre qu’avec les six francs que M. Bonhomme a dépensés pour faire réparer sa vitre (ce qu’on voit), il aurait pu s’offrir une nouvelle paire de chaussures (ce qu’on ne voit pas). Tous comptes faits, en encourageant le secteur de la vitrerie, on décourage d’autant le secteur de la chaussure. Bastiat réfute la conclusion erronée de la foule, qui voit un bénéfice induit dans le bris de la vitre, en identifiant la perte équivalente :

Et si l’on prenait en considération ce qu’on ne voit pas, parce que c’est un fait négatif, aussi bien que ce que l’on voit, parce que c’est un fait positif, on comprendrait qu’il n’y a aucun intérêt pour l’industrie en général, ou pour l’ensemble du travail national, à ce que des vitres se cassent ou ne se cassent pas (1).

Bastiat déclare qu’on ne peut relancer l’économie en détruisant la propriété de quiconque, puisque les effets positifs résultant de cette destruction remplacent ceux qui auraient eu lieu sans destruction. Il en conclut que si nous prenions en compte ce qui a été ainsi empêché, nous ne verrions aucun gain d’ensemble à l’opération. Bastiat raisonne comme s’il y avait là une simple annulation d’effets, là où la destruction de propriété est, à mon sens, une perte sèche pour la communauté. Là où les badauds voient un jeu à somme positive, Bastiat voit un jeu à somme nulle. Malheureusement, son raisonnement se termine un peu vite, car il laisse au lecteur l’impression que détruire n’est pas profitable pour la société : « Casser, briser, dissiper, ce n’est pas encourager le travail national, » ou plus brièvement: « destruction n’est pas profit. »

Pour ma part, je crois que détruire un bien n’est pas seulement « non profitable », mais aussi et surtout déficitaire. Dans son exposé, Bastiat ne prend pas suffisamment en compte ce qui a été annulé du fait du bris de la vitre. Or, il y a quelque chose en jeu de plus subtil qu’une paire de chaussures. Quelque chose qui ne se monnaye pas et qui, une fois intégrée à l’analyse, transforme l’épisode de la vitre cassée en un jeu à somme négative. Et cela n’a rien à voir avec le fait que la vitre ait été brisée de manière délibérée, comme dans la version d’Hazlitt, ou accidentellement, comme chez Bastiat.

Si le fils terrible de M. Bonhomme n’avait pas cassé la vitre, pense la foule, alors le vitrier n’aurait pas gagné ses six francs de réparation. Bastiat ne conteste pas ce point particulier, alors qu’il s’agit d’un pur sophisme. Il n’expose pas ce qu’aurait fait le vitrier s’il n’avait pas été appelé pour réparer la vitre cassée. Or, ce bon vitrier aurait consacré son temps à une autre tâche, certainement à installer des fenêtres dans une nouvelle maison, ce qui lui aurait rapporté peu ou prou les mêmes six francs. Sans la vitre cassée, M. Bonhomme comme le vitrier auraient disposé de l’argent nécessaire pour s’offrir une nouvelle paire de souliers, ou tout autre bien du même prix.

Ce qu’on ne voit pas dans cet épisode, selon Bastiat, c’est le manque à gagner de l’industrie cordonnière. Bastiat se trompe ici : il n’y a pas découragement de cette industrie du seul fait de la vitre cassée. Supposons, pour simplifier notre propos, que le vitrier se fournisse chez le même cordonnier où M. Bonhomme a ses habitudes. Une fois la vitre cassée puis réparée, le vitrier peut acheter et porter les chaussures que M. Bonhomme n’a pu s’offrir. Il semble donc que la vitre cassée n’ait aucune incidence particulière sur l’industrie cordonnière (ou tout autre industrie, selon l’exemple). La prospérité générale reste inchangée : il y a substitution des bénéficiaires, voilà tout. Alors, me rétorquera-t-on, qu’y a-t-il de si dommageable dans l’épisode de la vitre cassée ?

L’effet invisible de la destruction ne se limite pas aux chaussures dont M. Bonhomme n’aura pas eu la jouissance. Ce qui importe, c’est que le vitrier a consacré du temps et de l’énergie à la restauration d’une situation existant avant le bris de la vitre, au lieu de les consacrer à un projet d’amélioration général de la société. Ce qu’on ne voit pas dans l’épisode de la vitre cassée, c’est la fenêtre manquante d’une nouvelle maison que le vitrier aurait installée s’il n’avait pas été retardé par la réparation de la vitre, et dont aurait ainsi bénéficié quelqu’un d’autre.

Pour simplifier notre propos et souligner la conséquence invisible que Bastiat n’a pas relevée, admettons qu’il n’existe qu’une personne en ville qui sache installer et réparer des fenêtres, mais que la demande pour ce service est très peu fréquente. Pendant qu’il ne s’occupe pas de fenêtres, notre homme gagne sa vie en pêchant. Lorsqu’il installe ou répare une fenêtre, il ne peut pas aller à la pêche, et un ou plusieurs habitants de la ville sont donc privés de poisson. Ni le temps ni l’énergie d’un homme ne sont illimités. Ce qu’on ne voit pas, pour reprendre les termes de Bastiat, c’est le poisson qui n’est pas pêché et consommé pendant que le vitrier répare une vitre cassée.

« Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais de vitres ? » Bastiat conclut sur le même « dicton vulgaire » cité par les badauds au début de l’histoire de la vitre cassée. Cette question sous-entend qu’une diminution du nombre de vitriers en raison d’une baisse de la demande serait dommageable à la communauté. Bastiat n’oppose pas de contradiction suffisante à ce sophisme très répandu. Si l’on ne cassait jamais de vitres, il est vrai que l’on aurait moins besoin de vitriers, et que cette industrie emploierait moins d’ouvriers. Cependant, ces ouvriers trouveraient du travail dans une autre industrie, où leur main d’œuvre serait bien plus recherchée. Maintenir en vie une industrie déclinante en détruisant des biens, c’est détourner artificiellement le travail que les hommes auraient autrement consacré à des activités bien plus profitables pour le bien commun. Il est aussi absurde de casser des vitres pour occuper les vitriers que de brûler des chaussures pour relancer l’industrie cordonnière.

Trop souvent, on considère le travail en soi comme une chose positive. Cette idée reçue veut que « créer des emplois » est bon pour la société, peu importe leur contenu, car l’activité ainsi créée occupe les travailleurs, fait marcher les usines et le commerce. Ce raisonnement est faux. Si tout travail est bénéfique, alors qu’attendons-nous pour brûler Paris – comme Bastiat y fait allusion – et toutes les maisons de ses habitants pour créer des emplois liés à la reconstruction ? Le bon sens suffit pour voir la stupidité d’une telle entreprise. Les malheureux Parisiens ainsi spoliés devront cesser leur activité normale pour consacrer tout leur temps et leur énergie à rétablir le statu quo.

Pendant la reconstruction, certains esprits faibles pourraient se dire : « Tout n’est pas si mal, car tout le monde a un travail et gagne sa vie. » En temps de guerre aussi, cette illusion de prospérité frappe certains observateurs, car tous les hommes s’acharnent à produire des canons, des obus et des tanks. Ce qu’on ne voit pas, c’est toutes les choses utiles, agréables, désirables qui auraient été produites par ces mêmes hommes qui préparent la guerre contre l’ennemi. Le travail en soi ne crée pas de richesses, l’argent non plus. La prospérité d’une société augmente lorsqu’elle produit des biens et services auxquels les gens tiennent, qui répondent à leurs besoins réels.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire